Tribune : "Éducation aux médias : chacun doit prendre sa part"
9 septembre 2020 14:16
Profondément meurtris par l’assassinat de Samuel Paty, 125 journalistes d'Entre les lignes ont signé une tribune dans le journal Le Monde du 12 novembre 2020, pour sanctuariser l'éducation aux médias.
L’horreur a saisi largement, le 16 octobre et les jours suivants, quand a été connue l’information de l’assassinat de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie à Conflans-Saint-Honorine (Yvelines), pour avoir montré en classe des caricatures de Mahomet. Profondément meurtris par cet acte terroriste, 125 journalistes de l’Agence France-Presse et du groupe Le Monde, qui interviennent bénévolement en classe depuis des années avec l’association Entre les lignes, estiment qu’il faut sanctuariser l’éducation aux médias. En lui donnant une vraie place à l’école et des moyens.
"Nous sommes reporters, rédacteurs Web, éditeurs photo, journalistes reporters d’images, retraités de l’information… Vendredi 16 octobre, nous avons comme d’habitude raconté, documenté ce qu’il se passait à Conflans-Saint-Honorine. Mais nous étions hagards, choqués et avions envie de poser nos stylos, nos caméras, de lâcher nos claviers. De réfléchir et de penser à Samuel Paty. Malgré les craintes, nous ressentions l’importance de continuer à intervenir, aux côtés des enseignants, sur la nécessité d’informer librement.
Notre association, Entre les lignes, réunit environ 200 journalistes et une poignée de retraités de l’Agence France-Presse (AFP), du Monde, de Courrier international, de L’Obs, de Télérama, La Vie et du Monde des ados. Tous bénévoles. Soit la plus importante mobilisation de la profession sur le sujet en France.
Une volonté d’être formés
Depuis dix ans, nous allons dans les écoles pour faire de l’éducation aux médias et à l’information (EMI), un enjeu devenu crucial pour nos démocraties. Aider les enfants, les adolescents à accepter la parole contradictoire, à débattre, à avoir envie de s’informer, à chérir la liberté d’expression tout en connaissant ses limites. Pour être des citoyens éclairés.
Nous tentons de leur transmettre nos réflexes. Qu’est-ce qu’une information ? Quelle est sa source ? Qui parle, et d’où ? Cette « info », comment peut-on la vérifier ? Peut-on la publier sur les réseaux sociaux ? La partager ? Deux secondes pour prendre le temps de réfléchir. Trouver l’angle qui les fera réfléchir et non réagir.
Nous allons en classe à la demande des enseignants et travaillons main dans la main avec eux. Chaque année, nous réalisons près de 300 interventions à travers toute la France et touchons près de 5 000 élèves, enseignants et bibliothécaires. Cela peut paraître beaucoup mais c’est bien peu au regard du nombre de demandes que nous recevons.
L’EMI fait aujourd’hui partie des programmes, mais aucune heure n’y est spécifiquement consacrée. C’est un point fondamental si on souhaite que tous les élèves en bénéficient. Beaucoup d’enseignants, bien conscients de l’enjeu, font ce travail. Mais ils nous disent qu’ils souhaiteraient être formés, ou mieux formés quand ils le sont. Ils expriment souvent le sentiment d’être seuls, démunis, craignant parfois d’aborder des sujets d’actualité et que ça dérape. Comment réagir face à des propos haineux, complotistes ?
Force et justesse du témoignage
Il faut rester modestes. Mais nous nous accrochons aux multiples petits points de basculement qui montrent des avancées. Quand un élève nous demande pourquoi la « télé » n’a pas parlé du dernier attentat à Kaboul. Quand une professeure de français ne peut plus avancer une citation sans que ses élèves lui demandent : « Madame, c’est quoi votre source ? » Quand un élève de terminale d’un lycée professionnel, qui ne veut pas entendre parler de Charlie Hebdo, se prend au jeu de la caricature en en réalisant une très acerbe sur les violences policières. Peut-être a-t-il alors compris la force de la dérision, de la satire ?
Nous mesurons aussi à chaque intervention combien leurs usages sont loin de nous et à quel point nous devons nous adapter et questionner nos pratiques journalistiques. Depuis un mois, tout le monde y va de sa recette. Beaucoup de propositions aussi, comme la distribution d’un livre de caricatures, ou de nouveaux supports numériques… Nous comprenons le défi de toucher le plus grand nombre d’élèves. Mais sur ces sujets-là, aucun support papier ou numérique ne remplacera la force et la justesse du témoignage, de la discussion. Alors nous continuerons à aller en classe.
Besoin de plus de moyens
Forts de notre expérience de terrain au plus près des adolescents confrontés quotidiennement à la violence et à l’intolérance de propos largement diffusés sur les réseaux sociaux, nous estimons que le ministère de l’éducation nationale se doit de renforcer la formation des enseignants et soutenir plus fortement les initiatives sur le sujet.
Il faut également permettre à l’éducation aux médias et à l’information de rester indépendante, au moment où les financements des GAFA, et notamment Google et Facebook, gagnent le secteur. Enfin, il faut permettre à tous les journalistes qui souhaitent s’investir de le faire, alors que la réserve citoyenne, qui devait permettre de s’engager pour « transmettre et faire vivre les valeurs de la République », n’a pas rempli son rôle.
Nous, bénévoles d’Entre les lignes, prenons déjà notre part. Nous sommes prêts à faire plus, à accueillir et former des journalistes d’autres rédactions. A démultiplier notre offre de formation aux enseignants, aux éducateurs, aux bibliothécaires. Pourquoi pas aux parents d’élèves ? Mais pour le faire, nous, et plus largement les nombreuses associations qui se mobilisent sur le terrain et tous les enseignants qui se battent au quotidien pour susciter l’esprit critique de leurs élèves, avons besoin de plus de moyens. De soutiens matériels, financiers et humains.
Mobilisons-nous. Et que chacun prenne sa part."