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Dans les smartphones des écoliers : "TikTok, ça nous rend fou..."

Entre les lignes mène, depuis septembre 2020, un 'laboratoire' d'EMI dans cinq écoles primaires. Découvrez le récit de cette expérience que nous renouvelons cette année.

Consulter ce billet sur le Making-of de l'AFP et sur le site du Monde.

L’éducation aux médias et à l’information (EMI) est une course contre la montre. En intervenant avec des collégiens et lycéens, on se demande souvent si ce n’est déjà pas trop tard. Ne sont-ils pas déjà enfermés dans leurs pratiques et dans une bulle d’algorithmes ? Alors on a eu envie d’aller voir les plus jeunes : les 9-10 ans. On se doutait que le chantier serait vaste, mais pas à ce point. 

Par le biais de l’association Entre les lignes, nous, journalistes de l’AFP et du groupe Le Monde, avons créé un collectif de plus de 200 journalistes qui interviennent avec des adolescents partout en France. Nous animons des ateliers d’éducation aux médias et tentons de développer l’esprit critique de ces jeunes publics. L’an dernier, nous avons décidé de mener une expérimentation dans cinq écoles primaires en région parisienne, à Marseille et dans un territoire rural, le département de l'Ain.

“C’était notre troisième séance avec cette classe de CM1 à Marseille et l’idée était de travailler sur la différence entre une information et une opinion. Comme d’habitude en début d’atelier, j’installe le matériel et teste les vidéos que je vais projeter. Quand soudain j’entends ‘Ah mais c’est Swan et Néo’, ‘Trop bien Swan et Néo’... Je me retourne et je leur demande qui connaît ces deux enfants YouTubeurs. Réponse unanime avec une forêt de doigts levés”, raconte Olivier Guillemain, cofondateur d’Entre les lignes.

Ces deux “kids”, stars de la plateforme avec 5,6 millions d’abonnés à leur chaîne, réalisent des vidéos avec l’aide de leur maman, où on les voit tester des produits, des jeux, des parcs d’attraction ou encore de la nourriture…

Ont-ils conscience qu’il s’agit potentiellement de publicités déguisées ? Qu’il est difficile de critiquer vraiment un produit quand on vous l’offre ? Que l’avis qu’ils donnent sur certains produits n’est pas forcément neutre ? Qu’ils gagnent beaucoup d’argent grâce à ces vidéos et aux “pouces levés” qu’ils réclament ? 

Nous voilà partis dans une longue discussion, en tentant de ne pas diaboliser ces deux enfants. De fil en aiguille, les élèves finissent par convenir que sur YouTube, comme plus largement sur la toile, se fier à une seule opinion pour forger la sienne n’est pas suffisant. “Il faut avoir plusieurs sources Monsieur, c’est ça ?”, demande l’un deux. C’est tout à fait ça. Et c’est un bon début.

D’ailleurs, depuis l’an dernier, cette activité est considérée en France comme un travail et on encadre les horaires et revenus de ces enfants influenceurs afin de mieux les protéger. 

Une des choses les plus compliquées pour nous, comme pour les enseignants, est de pouvoir leur transmettre des réflexes immuables et applicables sur tout support. Car leurs usages évoluent tellement vite, que forcément, on a toujours un train de retard. Alors qu’on commençait à peine à comprendre les ressorts de leur utilisation de Snapchat, TikTok est monté en force pendant le premier confinement en France, au printemps 2020.

Comme si la fermeture des écoles et le temps suspendu de cette période avait permis à l’application chinoise (propriété du groupe ByteDance) de s’implanter sur les écrans des adolescents français.  Mais aussi des plus petits, sans doute attirés par le côté très ludique de son usage initial de vidéos de play-back et de chorégraphie. D’ailleurs, en août dernier, une étude du cabinet spécialisé App Annie, soulignait que TikTok avait pris la place d'application mobile la plus téléchargée au monde en 2020, devant Facebook.

Toujours dans la même école, à Marseille, mais cette fois-ci dans une autre classe, cette tendance nous a été confirmée sur le terrain. Ils sont en CM2, ils ont entre 10 et 11 ans et désormais, l’application chinoise les attire plus que la plateforme de vidéos américaine. Et vous savez ce qui a changé pour eux ? Ils sont passés du statut “passif” de celui ou celle qui enchaîne des tunnels de vidéos à celui de “créateurs de contenus”. Et ça, ça change tout...

“J’aime toujours parler de leurs pratiques. Je leur demande donc ce qu’ils font sur Internet, s’ils utilisent des réseaux sociaux. Et là, un élève annonce avoir 13.100 abonnés sur TikTok et y passer toutes ses soirées de week-end, de 18h à 2h du matin. Autant d’abonnés à 10 ans, je suis sciée ! La maîtresse aussi visiblement. Il me donne son nom de compte et le soir je vais voir. Il publie des captures d’autres vidéos sans valeur ajoutée, il se filme en train d’ouvrir des cartes Pokemon.

Il republie aussi beaucoup de questions du type ‘Qui sauverais-tu ? Ta mère ou ta maîtresse ? Ton chien ou un voleur ? Un chat ou 100 euros ? Questions qui provoquent évidemment de nombreux commentaires d’autres internautes, comme s’il avait déjà l’art de susciter des clics sur des contenus accrocheurs”, raconte Sandra Laffont, journaliste de l’AFP à Marseille et cofondatrice d’Entre les lignes.

“À ce moment-là, je décide de faire un rapide sondage: parmi 28 élèves, 12 sont producteurs de contenus sur internet et cinq le font dans le dos de leurs parents. L’élève aux 13.100 abonnés est présenté par certains comme une “star” de TikTok. Petit rappel: normalement les réseaux sociaux sont interdits aux moins de 13 ans.

Quand tout à coup, un élève du fond de classe lève le doigt.

- Avant, j’avais TikTok mais c’est une énorme erreur. On ne se rend pas compte mais on fait défiler les vidéos et ça peut durer des heures et des heures alors que sur YouTube, parfois, je regarde des vidéos d’actualité.

Un autre enchaîne:

-  TikTok, ça nous rend fou... Tu t’inscris, tu te dis ça va être bien quand t’auras rien à faire. Tu regardes une vidéo, t’aimes bien, tu scrolles, tu regardes une autre vidéo et t’aimes de plus en plus et tu veux pas t’arrêter. C’est tellement dangereux que TikTok a mis une annonce toutes les 15 minutes quand tu scrolles qui te dit ‘Reposez-vous’. Moi, je préfère mille fois YouTube parce que les vidéos sont longues. Sur TikTok, les vidéos durent quelques secondes et si on aime trop les vidéos et qu’elles durent que quelques secondes, ça va être nul. Je regarde des vidéos drôles. Je veux désinstaller TikTok. Je n’en ai pas discuté avec mes parents mais je crois que je vais leur en parler.

D’un côté, je me dis alors: est-ce qu’on en vient vraiment à faire la promotion de YouTube en classe ? De l’autre, j’ai l’impression que ces échanges entre élèves sont terriblement efficaces et vont sans doute tous les faire réfléchir”, rapporte Sandra.

On adore ces moments où on parle d’actualité avec eux, où la parole est libre et ils confient les sujets qui les préoccupent. Même si on est jamais à l’abri de se retrouver face à un sujet difficile à gérer. 

“Le moment le plus marquant pour moi s'est déroulé au démarrage de la deuxième séance. Une rumeur avait commencé à circuler la veille dans l'école”, raconte Caroline Taix, journaliste au service fact checking à l’AFP.

Un homme habillé en ‘médecin de la peste’ (sic) portant une longue robe noire, un chapeau noir et un masque en forme de bec d'oiseau, s'était échappé d'une prison en Angleterre. Il avait traversé la Manche, peut-être à la nage (ils ne voyaient pas le problème), pour venir devant les écoles en France (celle de Pantin en particulier bien sûr) pour kidnapper et violer les enfants.  

- Je vous jure, Madame, que c'est vrai. Il y en a qui l'ont vu sur TikTok et YouTube, me disent-ils.

J'ai donc rappelé ce que nous avions évoqué lors de la première session. D'abord, d'où vient l'information/la rumeur ? La source est-elle fiable? Et simplement: cette histoire paraît-elle tenir debout ? Est-ce que vraiment un homme qui voudrait kidnapper des enfants en toute discrétion se déguiserait en ‘médecin de la peste’, surtout en cette période d’épidémie ?

La classe était clairement divisée. Le débat a été très riche, vif. L'enseignante était très impliquée mais semblait moins surprise que moi par cette rumeur folle: visiblement, ce n'était pas une première.

Je ne pensais pas que des “fausses nouvelles” aussi grotesques pouvaient circuler et être partagées dans les cours de récré. D'où l'utilité d'intervenir très tôt! Cela a permis une mise en pratique directe de tout ce qui avait été évoqué lors de la première intervention”, conclut Caroline.

L’an dernier, nous avons publié ici une immersion dans les smartphones des collégiens, où nous alertions sur l'hyper-violence à laquelle ils sont confrontés sur Snapchat notamment. 

Cette année, TikTok semble devenir un accélérateur redoutable des dangers numériques auxquels sont confrontés les plus petits, via des tablettes ou smartphones de seconde main souvent donnés par leurs parents et avec lesquels ils se connectent en wifi dans la solitude de leurs chambres. D’ailleurs, nous avons été assez étonnés du nombre d’écoliers ayant déjà un téléphone à cet âge. 

“Il y a des choses que j’ignorais totalement sur les nouveaux réseaux, ils connaissent beaucoup plus de choses que moi. Et on sent que l’école n’est plus la préoccupation majeure pour beaucoup d’élèves, on sent qu’il y a un déplacement d’intérêt”, s’inquiète Lara Loss, enseignante de CM1 à Marseille. 

“C’est de plus en plus jeune que les élèves sont confrontés aux réseaux sociaux et l’impact sur eux est un fléau, sur les enfants, sur leurs comportements et ce qu’ils apportent à l’école. Moi ce qui m’a marquée, choquée, c’est le temps qu’ils passent chez eux devant les écrans”, complète Fatma Djellel, enseignante en CM2. Pour elle, une des clés serait qu’on réussisse, enseignants et associations, à coconstruire une réponse éducative avec les parents.

Tout le monde est démuni face à ces usages, que la plupart des adultes ignorent et ne maîtrisent pas. Nous sentons nous-mêmes régulièrement les limites de nos interventions. L’éducation aux médias et à l’information n’est pas la seule réponse, mais a sans doute la possibilité de leur donner quelques armes d’autodéfense intellectuelle. 

Car on l’a bien vu, même si les enfants ont tendance à confondre ce qui est important et ce qui leur plait, l'information et l'opinion, l'information et le divertissement, décrypter l’actualité avec eux provoque des échanges surprenants et qui nous font tous réfléchir, eux comme nous. 

Face à une Une de Libération évoquant les violences faites aux femmes, un garçon de 10 ans d’une classe de CM2 de Pantin a posé un jour une question très simple à Marion Thibaut, désormais au bureau de l’AFP à Montréal : “Mais pourquoi des hommes frappent-ils leur femme ?” À ce moment précis, “tous me fixent intensément et attendent ma réponse, raconte Marion. Pas si simple de trouver les mots du tac au tac... Je me lance et puis les enfants enchaînent.

- Ah oui, certains aiment tellement leur femme qu’ils sont jaloux alors ils les frappent”, avance un garçon.

- Mais n’importe quoi, ce n’est pas de l’amour si tu tapes quelqu’un. 

Avec leurs mots, ils lancent un vrai débat de société. Il y a encore peu de temps beaucoup de médias évoquaient ces questions en parlant de “crime passionnel”! 

Comme leurs aînés collégiens et lycéens, les sujets sur les minorités, l’égalité femme-homme et l’environnement, sont clairement ceux qui les intéressent le plus. Et c’est très net quand ils doivent s’attaquer à l’épreuve de la caricature, a constaté Marion Thibaut pendant ses interventions. 

“Je suis surprise par l'intérêt qu'ils portent à Kamala Harris, la vice-présidente américaine, dont ils connaissent déjà assez bien le profil. En revanche, la crise sanitaire, ils sont déjà comme nous, ils ne veulent plus en entendre parler…”, complète Daphné Rousseau, journaliste à l’AFP au service des informations générales.

Pour elle, ces interventions en classe étaient une première. “J'ai bichonné mon premier atelier sur la hiérarchie de l'information où chaque groupe doit réaliser sa propre Une de journal. J’ai remué toute une soirée mes souvenirs du Bafa, préparé mes supports, ‘décomposé’ l'atelier en séquences les plus courtes et les plus dynamiques possibles.

“Vous avez 5 minutes pour trouver le nom de votre journal. Vous avez 6 minutes pour coller en Une, les trois informations les plus importantes du jour. Vous avez dix minutes pour ajouter trois informations qui vous tiennent à cœur en les dessinant et ajouter une publicité”, raconte Daphné.

Les élèves de CM1-CM2 couraient partout, n’étaient pas d'accord, espionnaient l'équipe d'à côté. Au sol, une trentaine de journaux de la semaine se transformait peu à peu en tapis de papier journal froissé. La maîtresse semblait terrifiée. On rangera après…

Je passe entre les tables pour espionner leurs mini “confs de rédac” à cinq ou six.

- “Mais non, ça on va pas le mettre, personne connait, on s'en fout”, lance un élève.

- “Bah, c'est pour ça qu'on doit le mettre dans le journal alors”, répond du tac-au-tac une petite fille à son camarade.

“Il y a selon moi dans cette alchimie de l'info à hauteur d'enfant la légèreté, l'humour, la créativité et toute la sensibilité et la gravité du questionnement, une curiosité formidable, un véritable carburant pour les journalistes adultes que nous sommes”, confie Daphné Rousseau.

Nous sommes une dizaine à avoir mené ce “laboratoire” en primaire. Nous sommes ressortis à chaque fois regonflés à bloc de cette expérience avec des plus jeunes, convaincus qu’il fallait la poursuivre et l’amplifier.  Même si au final, nous ne sommes que de simples facilitateurs. Car nous l’avons bien vu, il suffit de leur mettre un peu de matière au tableau pour faire naître et grandir leur esprit critique.

Billet de blog écrit collectivement par Fabienne Bruere (ancienne journaliste à l’AFP désormais cheffe de projet chez Entre les lignes), Olivier Guillemain (cofondateur d’Entre les lignes), Sandra Laffont (journaliste à l’AFP), Daphné Rousseau (journaliste à l’AFP), Caroline Taïx (journaliste à l’AFP) et Marion Thibaut (journaliste à l’AFP). Ce laboratoire à l’école primaire est financé par la Fondation EDF.